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Maths & Malices . net

Une revue électronique, culturelle et mathématique.

 

SOUVENIRS MATHÉMATIQUES

LE BINÔME DE NEWTON

Le problème de la toile des Épeires est vraiment superbe. Volontiers je l'aurais exposé avec tous les développements qu'il mérite, si je n'avais craint de lasser l'attention. Peut-être même, dans le peu que j'ai dit, ai-je dépassé la mesure. Je dois alors un dédommagement au lecteur. Voulez-vous que je raconte, lui dirai-je, comment je me suis assez nourri d'algèbre pour voir clair dans le réseau logarithmique, et comment je suis devenu arpenteur de toiles d'Araignée? Le voulez-vous? Cela nous reposera un moment de l'histoire des bêtes.

Je crois entrevoir un signe d'acquiescement. On a jadis accueilli avec quelque indulgence mon école de village, visitée des poussins et des porcelets; pourquoi ma rude école de l'isolement n'aurait-elle pas son intérêt? Essayons de la raconter. Et qui sait? ce faisant, peut-être raffermirai-je le courage de quelque autre déshérité, avide, lui aussi, de savoir. Apprendre sous la direction d'un maître m'a été refusé.

J'aurais tort de m'en plaindre. L'étude solitaire a sa valeur; elle ne vous coule pas dans un moule officiel, elle vous laisse votre pleine originalité. Le fruit sauvage, s'il arrive a maturité, a une autre saveur que le produit de serre chaude; il laisse aux lèvres qui savent l'apprécier un mélange d'amertume et de douceur dont le mérite s'accroît par le contraste.

Si c'était en mon pouvoir, oui, je recommencerais, face à face avec l'unique conseiller le livre, pas toujours bien clair; volontiers je reprendrais mes veillées solitaires, mes luttes contre le ténébreux d'où, sous les coups de sonde opiniâtres, jaillit enfin une lueur; je referais mes rudes étapes d'autrefois, stimule par le seul désir qui ne m'ait jamais fait faillite, le désir d'apprendre et de communiquer après mon peu de savoir à d'autres.

Au sortir de l'école normale, mon bagage mathématique j'était des plus modestes. Une racine carrée à extraire, 1a surface de la sphère à évaluer avec démonstration, étaient pour moi les points culminants de la science. Le terrible logarithme, lorsque par hasard j'en ouvrais une table, me donnait le vertige, avec son amoncellement de nombres; certaine frayeur, mêlée de respect, me prenait rien que sur le seuil de cette caverne à calculs. De l'algèbre, aucune notion. J'en savais 1e nom, et sous ce vocable tourbillonnait en ma pauvre cervelle la cohue de l'abstrus.

D'ailleurs aucune velléité de fouiller un peu dans le grimoire. C'était 1à un de ces mets indigestes que l'on vante de confiance sans y toucher. Combien je lui préférais un beau vers de Virgile, que je commençais à comprendre! M'eût bien surpris qui m'aurait annoncé que j'allais, de longues années durant, me passionner pour pareille étude, mon effroi. La bonne fortune me valut la première leçon d'algèbre, leçon donnée et non reçue, cela va de soi.

Un jeune homme me vint, à peu près de mon âge, me priant de lui apprendre l'algèbre. Il se destinait aux ponts et chaussées et préparait un examen. Il venait à moi, me prenant, le candide, pour un puits de science. Ah! qu'il était loin de compte, le naïf postulant!

Sa demande me valut un soubresaut de surprise, aussitôt réprimé par la réflexion. " Donner des leçons d'algèbre, me disais-je en moi-même; ce serait insensé, je n'en sais pas le premier mot! " Et je restai là, quelques instants, pensif, tiraillé par l'indécision. Faut-il accepter? faut-il refuser ? continuait 1a voix intérieure.

Bah! acceptons. Un moyen héroïque d'apprendre a nager, c'est de se jeter hardiment à la mer. Jetons-nous dans le gouffre de l'algèbre, tête première, et peut-être le péril d'une noyade imminente suscitera des efforts capables de me tirer d'affaire. Je ne sais rien de ce qu'on me demande. C'est égal, allons de l'avant, piquons une tête dans le ténébreux. J'apprendrai en enseignant.

Ah! la belle audace qui me lance d'un bond dans un domaine où je n'avais pas encore songé à pénétrer ; ah! l'incomparable levier que la confiance des vingt ans!

"C'est entendu, répondis-je. Vous viendrez après-demain, à cinq heures, et nous commencerons."

Ce délai de vingt-quatre heures dissimulait un plan. .J'avais une journée de répit, le bienheureux jeudi, qui me donnera le loisir de combiner un peu mes moyens. Ce jeudi est venu. Le ciel est gris et froid. Par ce vilain temps, une grille bourrée de coke est chose délectable. Chauffons-nous et méditons.

Eh bien, mon garçon, te voilà dans une belle aventure! Comment feras-tu demain? Avec un livre, piochant toute la nuit s'il le faut, tu pourrais préparer un semblant de leçon, juste de quoi remplir, vaille que vaille, l'heure redoutée. On verrait après. À chaque jour sa peine.

Mais ce livre, tu ne l'as pas. Courir chez le libraire est inutile. Un traité d'algèbre n'est pas marchandise courante. Il faudra le faire venir, ce qui prendra la quinzaine tout au moins. Et c'est pour demain, demain sans faute, j'en ai fait la promesse. Autre raison, et celle-là sans réplique: les fonds sont bas; mes dernières ressources pécuniaires roulent en un coin de tiroir. Je les ai comptées; il y a douze sous, somme insuffisante.

Faudra-t-il me dédire? Oh! que non! Une ressource me vient en mémoire, peu délicate, il est vrai, et confinant presque au larcin. Graves sérénités de l'algèbre, vous me vaudrez l'excuse de ce péché véniel. Confessons le détournement temporaire.

La vie en mon collège a quelque chose de claustral. Au prix d'une modeste rétribution, nous sommes, la plupart des maîtres, logés dans l'établissement et nous mangeons à la table du principal. Le professeur de sciences, gros personnage de l'état-major, loge en ville, et a néanmoins, comme nous, ses deux cellules, et de plus une terrasse où les manipulations de 1a chimie dégagent en plein air leurs gaz irrespirables. Aussi trouve-t-il plus commode de faire la classe chez lui, la majeure partie de l'année.

Là, en hiver, devant une grille bourrée de coke comme la mienne, se rendent les élèves. Ils y trouvent tableau noir, cuve pneumatique, ballons de verre sur la cheminée, panoplie de tubes courbés appendus aux murs, et enfin certaine armoire où j'ai entrevu dans le temps une rangée de livres, oracles consultés du maître au cours de ses leçons.

Parmi ces livres, me disais-je, se trouve apparemment un volume d'algèbre. Le demander à qui de droit ne me sourit guère. Le cher collègue m'accueillerait du haut de sa grandeur, prendrait en dérision mes visées ambitieuses. Je serais éconduit, j'en ai la certitude. L'avenir devait me prouver combien ma méfiance avait raison. L'étroitesse d'esprit, la jalousie mesquine partout se retrouvent.

Ce livre, qu'on me refuserait si je le demandais, allons le prendre. C'est jour de congé. Le maître n'apparaîtra pas d'aujourd'hui, et la clef de ma chambre est, de peu s'en faut, pareille à la sienne.

Je vais, l'oreille et l'œil au guet. Ma clef force légèrement dans la serrure, hésite, reprend, pèse plus fort. C'est fait, la porte s'ouvre. L'armoire est visitée. Un livre d'algèbre s'y trouve, en effet, copieux comme on les écrivait alors, épais de trois gros travers de doigt. Les jambes me flageolent. Ah! pauvre crocheteur de portes, si tu étais surpris en pareille équipée! Tout se passe à souhait. Vite refermons et rentrons chez nous avec le livre larronné.

A nous deux maintenant, ténébreux bouquin dont 1e nom arabe a comme un relent de sciences occultes et fraternise avec ceux d'almageste et d'alchimie. Que vas-tu me montrer? Feuilletons au hasard. Avant d'arrêter 1a vue sur un point déterminé du paysage, il convient de s'informer de l'ensemble. Les pages rapidement se succèdent, ne me disant rien. Au cœur du volume, un chapitre m'arrête; il a pour titre: Binôme de Newton.

Ce titre m'allèche. Que peut bien être un binôme, et surtout un binôme de Newton, le grand savant anglais qui a pesé les mondes? En quoi la mécanique du ciel a-t-elle affaire là ? Lisons, essayons d'y voir clair. Coudes sur la table, pouces derrière l'oreille, je fais appel à toutes mon attention.

La surprise me gagne: je comprends. Il y a là certain nombre de lettres, signes généraux qui s'amalgament en groupes de toutes les façons, se placent ici, puis là, puis ailleurs à tour de rôle; il y a, comme dit le texte, des arrangements, des combinaisons, des permutations. Plume aux doigts, je combine, j'arrange, je permute. C'est un exercice fort récréatif, ma foi, un jeu où l'expérience du résultat écrit confirme les prévisions de 1a logique et vient en aide aux défaillances de 1a réflexion.

" Ce sera pain bénit, me disais-je, si l'algèbre n'est pas plus difficile. " Je devais revenir de cette illusion quand au binôme, friande brioche, succéda plus tard l'indigeste galette. Mais pour aujourd'hui, nul avant-goût des difficultés futures, nul pot au noir où l'on s'empêtre plus avant à mesure que l'on persiste à se débattre.

Ah! 1a délicieuse après-midi, devant ma grille, au milieu des arrangements et des combinaisons! La nuit venue, je possédais à peu près mon sujet. Lorsque, à sept heures, la cloche sonna le repas commun à la table du principal, je descendis tout gonfle des joies du néophyte admis aux honneurs de l'initiation. Les a, les b, les c, entrelacés en savantes guirlandes, me faisaient cortège.

Le lendemain, mon élève est là. Tableau noir et craie, tout est prêt. Ce qui l'est moins, c'est le maître. Bravement j'entame mon binôme. Mon auditeur s'intéresse aux lettres combinées. Pas un instant il ne se doute que, révolutionnaire scandaleux, je mets la charrue avant les bœufs et débute par où nous aurions dû finir. J'agrémente mes explications de quelques menus problèmes, haltes où l'esprit se recueille et prend des forces pour un nouvel élan.

Nous cherchons ensemble. Discrètement, afin de lui laisser le mérite de la trouvaille, je lui soumets les éclaircies qui me viennent. La solution se trouve. Triomphe de mon écolier; de ma part aussi triomphe, mais tacite, dans les replis de la conscience, qui me dit : "Tu comprends, puisque tu parviens à faire comprendre." Pour l'un et pour l'autre, l'heure passa vite, très agréable. Mon jeune homme me quitta satisfait. Je ne l'étais pas moins; j'entrevoyais une originale façon d'apprendre.

Les ingénieux et faciles arrangements du binôme me donnèrent le loisir d'attaquer mon livre d'algèbre par le vrai commencement. En trois ou quatre jours j'avais fourbi mes armes. De l'addition et de la soustraction, rien à dire: c'est d'une simplicité qui s'impose à la première lecture. Avec la multiplication, les choses se gâtèrent. Il y a là certaine règle des signes affirmant que moins multiplié par moins donne plus. Ai-je pâti sur cette espèce de paradoxe !

Là-dessus, paraît-il, le livre s'expliquait mal, ou plutôt employait méthode trop abstraite. J'avais beau lire, relire, méditer, le texte obscur gardait son obscurité. C'est 1a le mauvais côté du livre en général, il dit ce qui est imprimé, rien de plus. Si vous ne comprenez pas, nul conseil de sa part, nul essai dans une autre voie qui vous conduirait à la lumière. Un mot de rien parfois suffirait à vous remettre en bon chemin, et ce mot il ne le dit pas, fige qu'il est dans sa rédaction.

Combien lui est préférable la parole! Elle avance, recule, recommence, fait le tour de l'obstacle et varie les moyens d'attaque, si bien que le ténébreux à 1a fin s'illumine. Ce phare incomparable de 1a parole autorisée me manquait, et je naufrageais, sans espoir de secours, dans cette perfide mare de la règle des signes.

Mon élève devait s'en ressentir. Après un essai d'explication où je rassemblais le peu de lueur que je me figurais entrevoir: " Comprenez-vous? " lui demandais-je. Question inutile, mais bonne à gagner du temps. Ne comprenant pas moi-même, j'étais bien convaincu d'avance qu'il ne comprenait pas non plus. "Non," répondait-il, s'accusant peut-être, le candide, d'intelligence réfractaire à ces transcendantes vérités.

"Essayons d une autre manière." Et je reprends comme ceci, comme cela, puis autrement. Le regard de mon élève me sert de thermomètre, il me dit le progrès de mes assauts. Un petit clignement de satisfaction m'annonce. Le succès. Je viens de frapper juste; j'ai trouvé le joint. Le produit de moins par moins nous livre ses arcanes.

Ainsi se continuaient nos études, lui, passif récepteur où se logeait l'idée acquise sans effort, moi, âpre pionnier, pétardant le roc du livre, à grand renfort de veillées, pour en extraire la gemme du vrai. Un autre rôle me revenait, non moins ardu: je devais dégrossir l'abstruse trouvaille, la dépouiller de sa rugosité et la présenter à l'intelligence sous un aspect moins farouche. Ce travail de lapidaire, jetant un peu de jour dans les flancs du caillou, était, en mes loisirs, besogne favorite. Je lui dois beaucoup.

Résultat final: mon élève passe son examen; il est reçu. Quant au livre clandestinement emprunté, il est depuis bien longtemps remis à sa place et remplacé par un autre qui, cette fois, m'appartient.

En mon école normale j'avais appris, sous 1a direction d'un maître, un peu de géométrie élémentaire. Dès les premières leçons, je goûte assez bien cet enseignement. J'y soupçonne une méthode guidant la raison à travers les broussailles de l'idée; j'entrevois la recherche du vrai sans trop broncher en chemin, parce que chaque pas en avant a ferme appui sur le pas déjà fait; je devine dans la géométrie ce qu'elle est excellemment avant tout: une école d'escrime intellectuelle.

Peu m'importe en ses applications la vérité démontrée; ce qui me passionne, c'est la marche qui la met en évidence. On part d'un point très clair, et, de degrés en degrés, on s'engage dans l'obscur, qui s'illumine à son tour en irradiant de nouvelles clartés pour une ascension supérieure. Cette invasion progressive du connu vers l'inconnu, cette lanterne scrupuleuse éclairant ce qui suit des clartés de ce qui précède, c'était là vraiment mon affaire.

La géométrie devait m'apprendre 1a marche logique de la pensée; elle devait me dire comment lc difficile se subdivise en tronçons qui, élucidés l'un après l'autre, se groupent en levier capable d'ébranler le bloc directement invincible; comment enfin s'engendre l'ordre, base de 1a clarté.

Si jamais il m'a été donné d'écrire quelques pages parcourues du lecteur sans trop de fatigue, je le dois pour une bonne part à 1a géométrie, merveilleuse éducatrice dans l'art de conduire sa pensée. Certes, elle ne donne pas l'idée, fleur délicate éclose on ne sait comment et non apte à prospérer dans tous les terrains; mais elle coordonne l'embrouillé, elle émonde le touffu, elle calme le tumultueux, elle filtre le trouble et donne le clair, produit supérieur aux tropes de 1a rhétorique.

Comme ouvrier de la plume, oui, je lui dois beaucoup. Aussi mes souvenirs reviennent volontiers a ces belles heures de noviciat, lorsque, retiré dans un coin du jardin pendant la récréation, un petit carré de papier sur 1e genou, un bout de crayon aux doigts, je m'exerçais à déduire correctement telle ou telle autre propriété d'un assemblage de lignes droites. On s'amusait à la ronde; je me délectais avec un tronc de pyramide. Peut-être aurais-je mieux fait de me fortifier les jarrets aux trois sauts, de m'assouplir les reins aux cabrioles du gymnase. J'en ai connu qui, versés dans la cabriole, ont mieux prospéré que le penseur.

En mes débuts dans l'enseignement, voici donc que je possède assez bien les éléments de la géométrie. Au besoin, je saurais manier l'équerre et le jalon de l'arpenteur. Mes vues ne vont pas au delà. Cuber un tronc d'arbre, jauger un tonneau, mesurer la distance d'un point inaccessible, me semblent le plus haut essor des connaissances géométriques. Y a-t-il une envolée supérieure ? Je ne le soupçonnais même pas, quand une éclaircie fortuite m'apprit combien était mesquin le petit coin que j'avais défriché dans l'immense domaine.

En ce temps-là, le collège où je faisais depuis deux ans mes premières armes d'éducateur venait de dédoubler ses classes et d'augmenter largement son personnel. Les nouveaux venus logeaient tous, comme moi, dans l'établissement, et nous mangions en commun à la table du principal. Nous formions une ruche où, dans nos cellules respectives, aux heures de loisir, s'élaborait le miel de l'algèbre et de la géométrie, de l'histoire et de la physique, du grec et du latin surtout, tantôt en vue de la classe prochaine, tantôt, et plus souvent, en vue d'un grade à conquérir. Les parchemins universitaires manquaient de variété. Tous mes collègues étaient bacheliers ès lettres, mais rien de plus. Il fallait, si possible, s'armer un peu mieux pour faire sa trouée. On travaillait dur et ferme. J'étais le plus jeune du laborieux phalanstère, et non moins désireux qu'un autre d'augmenter mon humble bagage.

D'une chambre à l'autre les visites étaient fréquentes. On venait se consulter pour une difficulté, causer un peu pluie et beau temps. J'avais pour voisin de cellule un ex-fourrier qui, las de 1a caserne, s'était réfugié dans l'enseignement. En sa qualité de préposé aux écritures de sa compagnie, il avait quelque peu fréquenté le chiffre, et l'ambition lui était venue d'acquérir le diplôme de bachelier ès sciences mathématiques. La pulpe cérébrale, parait-il, s'était durcie au régiment. D'après ce que m'apprenaient les chers collègues, malins colporteurs des misères d'autrui, deux fois il s'était déjà présenté aux examens, deux fois il avait été refusé. Tenacement il revenait à ses cahiers et à ses livres, non rebuté par deux échecs.

Ce n'est pas qu'il fût séduit par les beautés mathématiques, oh! non; mais le grade ambitionné favoriserait ses projets. Il espérait régir lui-même, lucrativement, le légume et le beurre. Le passionne d'étude pour 1a seule satisfaction de savoir, et l'opiniâtre trappeur chassant le diplôme ainsi qu'une proie à mettre sous 1a dent, n'étaient pas faits pour se comprendre et s'associer. Le hasard fit la conjonction.

Bien des fois j'avais surpris mon homme qui, le soir, a 1a clarté d'une chandelle, les coudes sur 1a table et le front dans les mains, longuement méditait devant un grand cahier noirci de signes cabalistiques. De temps autre, l'idée venue, il prenait 1a plume et traçait à la précipitée une ligne d'écriture où les lettres, grandes ou petites, se groupaient sans signification grammaticale. Les x et les y revenaient souvent, entremêlés de chiffres. A la fin de la rangée, le signe de l'égalité et zéro. Puis nouvelle réflexion, les yeux clos, et nouvelle rangée de lettres disposées dans un autre ordre et suivies pareillement de zéro. Ainsi se remplissaient des pages bizarres dont chaque ligne avait pour finale rien.

" Que faites-vous donc là avec tous ces alignements de valeur zéro? " lui demandai-je un jour. Le mathématicien me regarda d'un air narquois, venu de la caserne. Certain pli malicieux du coin de l'œil dénotait en quelle commisération était prise mon ignorance. Le collègue zéros n'abusa pas cependant de sa supériorité. Il m'apprit qu'il s'occupait de géométrie analytique.

Ce terme me fit un étrange effet. Silencieux, je ruminais ceci: il y a une géométrie supérieure, s'apprenant surtout avec des combinaisons de lettres où dominent les x et les y. Quand il réfléchit si longuement, le front dans les mains, mon voisin de cellule cherche à découvrir le sens caché de son grimoire; il voit danser dans l'espace 1a traduction figurée de ses calculs. Qu'aperçoit-il ? Comment les signes alphabétiques, arrangés d'une manière, puis d'une autre, peuvent-ils donner une image des formes, image visible des seuls yeux de l'esprit? Je m'y perds.

" Il faudra, dis-je, que j'apprenne un jour la géométrie analytique; m'aiderez-vous ?
— Je veux bien, " fit-il, avec un sourire où se lisait son peu de confiance dans mes velléités.

N'importe, un pacte fut convenu ce soir-là: nous défricherions ensemble le champ de l'algèbre et de la géométrie analytique, base du baccalauréat ès sciences mathématiques; nous mettrions en commun, lui l'expérience de ses méditations, moi mon ardeur juvénile. On commencerait dès que j'en aurais fini avec le baccalauréat ès lettres, ma grande préoccupation du moment.

En ces temps lointains, il était de règle de faire précéder la science de quelques sérieuses études littéraires. Il fallait avoir fréquenté les bons esprits de l'antiquité, conversé avec Horace et Virgile, Théocrite et Platon, avant de toucher aux toxiques de la chimie, aux leviers de la mécanique. A ces préparatifs, les délicatesses de 1a pensée n'avaient qu'à gagner. Les exigences de 1a vie, toujours plus âpres à mesure que le progrès nous afflige de plus de besoins, ont changé tout cela. Foin du langage correct; avant tout les affaires!

Cette hâte eût convenu à mon impatience. Je maugréais, je le confesse, contre le règlement qui m'imposait le latin et le grec avant de me permettre d'entrer en relation avec le sinus et le cosinus. Aujourd'hui, mieux renseigné mûri par l'âge et par l'expérience, je suis d'un autre avis. Je regrette vivement que mes humbles études littÈraires n'aient pas été mieux conduites et davantage prolongées.

Pour combler un peu, sur le tard, cette énorme lacune, je suis respectueusement revenu à ces bons vieux livres qu'il est d'usage d'écouler chez le bouquiniste à peine défraîchis. Vénérables feuillets, annotés du crayon dans mes veillées du jeune âge, je vous ai retrouvés, et plus que jamais vous êtes mes amis.

Vous m'avez appris qu'une obligation s'impose à qui manie 1a plume: c'est d'avoir quelque chose à dire, capable de nous intÈresser. Si le sujet est de l'ordre des sciences naturelles, l'intérêt est presque toujours assuré; le difficile, le très difficile est de l'émonder de ses épines et de le présenter sous un aspect avenant.

La Vérité, dit-on, sort nue du fond d'un puits. Soit, mais reconnaissons qu'elle gagne à se trouver décemment vêtue. Elle réclame, non les falbalas tapageurs empruntés au vestiaire de la rhétorique, mais au moins une feuille de vigne. Seuls, les géomètres ont le droit de lui refuser ce modeste costume. En des théorèmes, la clarté suffit.

Les autres, le naturaliste surtout, ont le devoir de nouer, avec quelque élégance, une tunique de gaze autour des reins de la vérité.

Si je dis: "Baptiste, donne-moi mes pantoufles," je m'exprime dans un langage clair, peu riche de variantes. Je sais très bien ce que je dis et ma parole est comprise. D'aucuns prétendent, et ils sont nombreux, qu'en tout cette rudimentaire méthode est la meilleure. Ils parlent science avec leurs lecteurs, comme ils parleraient pantoufles avec Baptiste. Une syntaxe de Cafre ne les effarouche pas. Ne leur parlez pas de la valeur d'un terme choisi, mis en sa vraie place; parlez-leur encore moins d'une construction cadencée, sonnant à peu prés bien. Enfantillages que tout cela, disent-ils; minuties d'un esprit à courtes vues !

Peut-être ont-ils raison; l'idiome de Baptiste est grande économie de temps et de tracas. Cet avantage ne me tente pas; il me semble que le relief de l'idée veut expression lucide, sobrement imagée. Un terme convenable, casé en sa vraie place et disant sans fracas les choses qu'il veut dire, impose un choix, souvent laborieux. Il y a des mots ternes, triviaux moellons du discours; il y en a de colorés, pour ainsi dire, et comparables aux coups de pinceau qui sèment des plaques de lumière sur le fond gris d'un tableau. Ces mots faisant image, ces traits s'aillants où s'accroche l'attention, comment les trouver et comment les associer en un langage soucieux de 1a syntaxe et non déplaisant à l'oreille ?

On ne m'a rien appris de cet art. D'ailleurs cela s'apprend-il dans les écoles? C'est fort douteux. Si le feu naturel de nos propres veines, si l'inspiration ne vient en aide, vainement nous feuilletterons le vocabulaire; le mot voulu ne viendra pas. A quels maîtres alors recourir pour faire éclore et pour développer l'humble germe qui est en nous latent ? A 1a lecture.

En mon jeune âge, j'ai toujours été fervent liseur; mais les délicatesses d'un langage bien conduit ne m'intéressaient guère: je ne les comprenais pas. Assez tard, je touchais à 1a quinzaine, j'ai vaguement entrevu que les mots ont leur physionomie. Les uns m'agréaient mieux que d'autres par le relief de leur signification et 1a sonorité de leur cadence; ils faisaient en mon esprit image plus nette; à leur manière, ils me donnaient peinture de l'objet décrit. Coloré par son adjectif et animé par son verbe, le nom devenait réalité vivante; ce qu'il disait, je le voyais. Ainsi lentement se révélait 1a magie des mots, lorsque les chances de mes lectures sans guide me valaient quelques pages faciles et de bon aloi.

 

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